« On ne connait que les choses que l’on apprivoise »

Il y a déjà plusieurs années de cela, un petit conte initiatique m’a été narré par une amie…

Le voici :

Ce Coin_de_forêt_JPRX_Amatin là, notre guide nous invita à l’accompagner dans la forêt.

Après une heure de marche hors des chemins, il nous fit signe de nous arrêter.

Sans bouger, juste devant nous, il nous indiqua du doigt : tout d’abord un petit sapin, puis environ un mètre plus loin, une pierre à la forme un peu étrange, ensuite une petite fleur mauve, et, dessinant finalement un carré : une fougère un peu plus grande que les autres.

Il nous dit alors la chose suivante : « Voici un cahier et de quoi écrire ou dessiner. Vous avez une heure pour observer cet endroit et consigner avec minutie et force détails tout ce que vous pourrez y voir, sentir, toucher, entendre, gouter….. »

Il fit ensuite demi-tour et disparu dans la forêt.

Chacun d’entre nous s’attela alors à cette tâche avec enthousiasme ; se relayant pour observer, écrire, dessiner…

Nous étions allés de découverte en découverte, du plus petit au plus grand, du vivant au minéral, de l’aérien au terrien.

Quand l’heure fut écoulée, c’est finalement avec surprise que nous l’avons entendu revenir d’un pas alerte.  Arrivé à quelques mètres de nous, sans cesser de marcher, il dit d’une voix enjouée : « alors, qu’avez-vous donc à me raconter sur ce petit morceau de forêt ? ».

Et, tout en prononçant ces derniers mots, il foula puis s’arrêta au beau milieu de la zone qu’il avait lui même définie une heure auparavant.

Il feint alors la surprise en réponse aux signes de désapprobations et aux invitations pressantes à sortir de cet espace aux frontières invisibles :

« Comment ?  quoi ?  Cet endroit de la forêt possède-t-il donc quelque chose de spécial ? »

 

En effet, ce coin de forêt n’avait absolument rien de spécial, mais en passant une heure à le découvrir, il était devenu différent de l’ensemble des autres, il était maintenant, comme le dirait le renard dans le Petit Prince, «  apprivoisé ».

Car apprivoiser ne vaut pas uniquement pour les êtres vivants ; cela vaut pour les lieux, mais aussi pour les cultures, les projets, les objets, les arts, les techniques ; et même pour les idées et les émotions….

Apprivoiser, c’est connaître, c’est distinguer, singulariser, comprendre : c’est rendre unique.

Ne pas céder à l’urgence et aux généralisations

Et pour y parvenir, il nous est nécessaire de lutter contre deux propensions très humaines : l’urgence et la généralisation.

Notre cerveau, et notre civilisation à l’image de ce dernier, vit, en effet, dans l’urgence. Il faut faire vite  le plus vite possible ; comme si un danger était toujours imminent. Ce sentiment d’urgence nous amène souvent à négliger les détails. Peut-être que le diable n’y est pas, dans ces détails ;  mais comment est-il possible de le savoir sans l’avoir vérifié ?

Notre cerveau, et notre civilisation à l’image de ce dernier : catégorise, range, classe, organise, généralise, simplifie. C’est certes pratique mais c’est un leurre inhérent à nos limites cognitives. En effet, et par exemple, une forêt, en tant qu’entité à part entière n’existe pas car il demeurera toujours une échelle à laquelle chaque endroit est unique et ne ressemble à aucun autre.

Et, ces deux effets se nourrissent l’un l’autre : la sensation d’urgence facilite l’acceptation des généralisations et les généralisations nous autorisent à céder à l’urgence.

Mais, alors, ne risque-t-on alors pas de sombrer dans l’inaction, définitivement noyé dans une profonde réflexion sans fin ?

Agir avec attention

Demandons nous plutôt pourquoi nous opposons traditionnellement l’action et la réflexion (le fameux « réfléchir avant d’agir »), laissant sous entendre que l’un est réalisé avec l’esprit (qui analyserait la complexité) et l’autre avec le corps (qui exécuterait ensuite, sans réfléchir).

L’attention au détail n’est pourtant absolument pas l’apanage de la réflexion. Et c’est justement lors de ce flux et ce reflux, lors de cette danse entre l’action et la réflexion que se débusquent le mieux les détails. L’action n’empêche même aucunement l’attention aux détails. Pour preuve, un pilote de VTT en pleine descente est à cent pour cent dans l’action et son attention est entièrement mobilisée sur les détails du terrain. Et c’est même souvent lors de l’action qu’il faut être le plus attentif. Souvenez-vous le nombre de fois où, au sein de l’action, vous avez persévéré dans l’erreur malgré les très nombreuses alertes ; ne souhaitant par remettre en question, à tort, une précédente décision, une précédente réflexion. « Errare humanum est » ; certes, mais on oublie suivant la suite de la citation : « perseverare diabolicum ». L’erreur est humaine, persévérer [dans son erreur] est diabolique.

Au passage, pensons alors au risque que l’on prend lorsque l’on sépare celui qui réfléchit de celui qui exécute. Une grand partie des détails est perdue et c’est d’ailleurs le plus grand risque de la hiérarchie : se couper des détails qui émergent de l’action.

L’action, et l’urgence donc, n’empêche pas l’attention aux détails.

Choisir une échelle en conscience

Et, qu’en est-il de la généralisation ?

Le passage à l’action oblige, à un moment où un autre, de faire des généralités. Le zoologue pourra s’attarder sur les 260 millions d’animaux présent dans 1m² de prairie permanente (ref 1) ; ce qui ne sera d’aucun intérêt pour le pilote de VTT.

Ce qui est capital est le choix de l’échelle en conscience. Ces réglages de zoom, de granulométrie et de focus  sont trop souvent faits par habitude, tradition, facilité ou paresse ; et non en conscience.  Pour faire un choix en conscience, il est nécessaire de connaître en détails les différentes possibilités d’échelles (et non connaître chaque échelle en détail !).

Cette connaissance permet aussi de s’autoriser plus facilement à changer d’échelle à tout moment.

Pensons aux conducteurs de bulldozer, ou aux bucherons. Leur échelle d’attention, adaptée à l’action à effectuer, n’est cependant clairement pas adaptée aux impacts générés. Les études d’impacts sont aujourd’hui obligatoires (dans certains pays) afin justement de (tenter) d’analyser préalablement à la bonne échelle.

En synthèse

  • Prenons le temps d’apprivoiser (de s’attarder sur les détails)
  • Apprivoisons (soyons attentif aux détails) pendant la réflexion, mais aussi et surtout pendant l’action.
  • Choisissons une échelle d’attention en conscience et autorisons-nous à la modifier en fonction des événements

 Deux exemples pour illustrer :

  • En 1996, le premier vol d’Ariane 5 (501) a explosé en vol suite à une seule et unique instruction informatique erronée :  la valeur d’accélération horizontale de la fusée était traitée dans un registre mémoire dimensionné pour Ariane 4 ; alors trop petit (8 bits alors que 9 bits aurait été suffisant !). Une économie de 800 000 francs de test, engendra plus de 2 milliards de francs de perte. (ref 2)
  • Les spécifications initiales du lanceur Columbia avaient clairement indiqué que le réservoir externe ne devait pas générer de débris de mousse Ce fut cependant le cas pour la majorité des lancements de la navette et cela devint même un aléa habituel, et ce malgré notamment un choc préoccupant lors de la 26ième mission.  C’est pourtant un de ces débris de mousse qui causa la perte de la navette et de son équipage lors de la 28ième mission (STS-107). (ref 3)

 

Ref 1 : « Le guide illustré de l’écologie », B. Fischesser et M.-F. Dupuis-Tate, 1995. Editions de la Martinière

Ref 2 : http://www.astrosurf.com/luxorion/astronautique-accident-ariane-v501.htm et http://www.senat.fr/rap/l97-085-3-a16/l97-085-3-a1612.html)

Ref 3 : http://fr.wikipedia.org/wiki/Accident_de_la_navette_spatiale_Columbia

Une réflexion sur “« On ne connait que les choses que l’on apprivoise »

  1. Continuez à publier ce genre d’article, à résister à la généralisation et à la simplification ambiantes, à agir en pleine conscience.
    Avec toute mon attention, bien à vous !

    J’aime

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